Les crises favorisent les innovations. L’économiste Joseph Schumpeter fait la distinction entre les innovations : de produit ; d’organisation ; de marché ; de procédé ; et de ressources. Laquelle d’entre elles pourrait aider le marché du neuf à surmonter la crise qu’il traverse actuellement ? Réponse avec Sébastien Bourbon, Dirigeant associé IFIC Groupe Immobilier et Directeur de l’OSAI.
Un besoin d’innovation pour répondre à une « crise de confiance »
Le marché du logement neuf va mal depuis le premier trimestre 2022. En 2023, plus de 120 promoteurs immobiliers ont été placés en redressement judiciaire. Les réservations ont reculé de 18 % en 2022 et de 30 % en 2023. Deux autres chiffres fournis par la Fédération des Promoteurs Immobiliers (FPI) pour le 3ème trimestre de l’année 2024 illustrent l’ampleur de la crise : – 6,7 % d’autorisations de construction de logements délivrées sur le 3ème trimestre ; et -41 % de mises en vente de programmes.
Cette crise du marché du neuf a des causes économiques et réglementaires. D’un côté, l’offre de logements neufs devient plus chère et plus rare pour diverses raisons : hausse des coûts des matériaux et de la construction ; moins de permis de construire accordés générant une hausse de la pression foncière ; et plus de réglementations allongeant les délais de construction. D’un autre côté, la demande de logements neufs a connu plusieurs obstacles : hausse des taux d’intérêt ; fin programmée de dispositifs fiscaux pour acheter du neuf (notamment le Pinel) ; difficultés d’accès au logement pour des catégories de populations moins soutenues par les banques, surtout les primo-accédants.
Cependant, certains de ces critères paraissent contestables ou fragiles. En effet, les ventes dans la transaction chutent moins que dans le neuf, avec pourtant un contexte économique et réglementaire de même nature. Ainsi, d’après les notaires de France, entre janvier et août 2024, le nombre de ventes dans l’ancien se situe à 780 000. Il s’agit d’une baisse, mais pas aussi forte qu’en 2009 avec seulement 564 000 ventes entre janvier et août. Le marché de l’ancien résiste donc mieux que celui du neuf qui a atteint un plus bas historique depuis 2007. De plus, l’argument des taux d’intérêt devient moins pertinent car ils se stabilisent autour de 3,3% (taux médian) pour un crédit immobilier sur 10 ans.
Ces données démontrent donc que la crise du neuf ne vient pas d’une insolvabilité de la demande immobilière. En outre, cette demande est structurellement forte en raison d’une pénurie de logements, surtout de logements neufs ; pénurie accrue par la faiblesse du nombre de constructions de ces derniers mois. Il faut aussi souligner que la solvabilité de la demande devrait s’accroître avec des mesures de soutien envisagées par l’Etat, comme la généralisation du PTZ (Prêt à Taux Zéro).
La pratique professionnelle m’amène donc plutôt à voir une « crise de confiance » de la demande vis-à-vis du logement neuf. Les causes sont multiples.
Tout d’abord, cette défiance s’explique en partie par le facteur générationnel, c’est-à-dire par une certaine impatience des jeunes acquéreurs ne voulant pas attendre plusieurs années avant de pouvoir occuper leur logement. Ensuite, les ventes sur plan, symbolisées par les contrats de VEFA (Vente en l’Etat Futur d’Achèvement), n’ont pas très bonne réputation. Le dispositif reste perçu par les acquéreurs comme une source de tracasseries, et surtout de forte insécurité juridique : risques de qualité dégradée du logement, délais non respectés, et des doutes sur la solidité des promoteurs. Enfin, un bien neuf est estimé plus onéreux qu’un logement ancien. Il s’agit en partie d’une erreur de perception car la mise aux normes d’un bien crée un surcoût qui peut le rendre plus cher qu’une habitation neuve.
Cette crise de confiance a pour principale conséquence de paralyser le marché et de bloquer l’offre de logements. En effet, faute de réservations suffisantes en raison d’une défiance des acquéreurs, les promoteurs n’obtiennent pas la GFA (Garantie Financière d’Achèvement) qui est nécessaire pour démarrer les opérations de construction.
Les promoteurs cherchent donc à innover pour enrayer cette dynamique récessive du marché du neuf.
Des choix d’innovation peu satisfaisants
Face à la situation de crise, les promoteurs ont privilégié 3 des 5 formes d’innovation selon Schumpeter : l’innovation d’organisation, l’innovation de ressources, et l’innovation de produit. Dans les trois cas, l’objectif des promoteurs consiste à réduire les coûts et les délais de fabrication.
Tout d’abord, les promoteurs ont procédé à des restructurations profondes de leur organisation. Des plans sociaux d’ampleur ont eu lieu chez la plupart des acteurs de la promotion immobilière. Par exemple, Bouygues Immobilier a réduit d’environ 14 % ses effectifs en avril 2024.
Les promoteurs adoptent donc une attitude attentiste avec l’espoir d’un redémarrage rapide du marché du neuf. Ils encouragent alors la polyvalence de leurs collaborateurs en les affectant sur d’autres activités des groupes de promotion immobilière. Ces derniers peuvent ainsi travailler sur le marché de l’ancien ou sur la rénovation ; mais également dans des domaines plus éloignés de leur cœur de métier. Par exemple, les salariés du promoteur Altarea se diversifient sur les data centers ou les installations photovoltaïques.
Ces initiatives correspondent bien à une innovation d’organisation qui rompt avec le traditionnel fonctionnement des promoteurs, qui sont souvent des conglomérats en silos. Cependant, il faut y voir une démarche de temporisation en attendant la fin de la crise, et non une transformation stratégique durable.
Ensuite, les promoteurs immobiliers ont effectué un effort important d’innovation sur les ressources ; et plus précisément sur les matériaux.
En effet, les constructions actuelles mobilisent une grande variété de nouveaux matériaux (toile de béton, matériaux biosourcés et recyclés, isolants à changement de phase, etc.) ; et de nouvelles techniques pour bâtir les logements neufs (impression et plan 3D, visite virtuelle, domotique, éco-conception, construction modulaire, architecture biophilique, construction hors site, etc.).
Ce choix de l’innovation de ressources constitue une réponse des promoteurs à plusieurs problématiques du marché du neuf. Les nouveaux matériaux contribuent à réduire les coûts de construction. Ils augmentent aussi la qualité et la conformité environnementale des logements neufs. Ces constructions ont désormais une réelle plus-value par rapport à l’ancien. L’utilisation de nouvelles techniques vient aussi réduire les délais de construction sur le marché du neuf. Les promoteurs veulent ainsi donner des « gages de confiance » aux acquéreurs.
Même si l’innovation de ressources aide en partie à contrecarrer les causes économiques et techniques de la crise du marché du neuf, elle ne constitue pas une réponse satisfaisante à la crise de confiance suscitée par la VEFA.
Enfin, les promoteurs ont également cherché à se positionner davantage sur l’innovation de produit. Plus précisément, ils enrichissent leur catalogue de deux manières.
Premièrement, ils proposent de plus en plus de logements neufs très avancés en termes de performances énergétiques et environnementales. L’idée est de mettre en avant des biens « écolonomiques » qui ont un rapport qualité/prix/empreinte environnementale optimal. Deuxièmement, les promoteurs réduisent la part de l’habitat « classique » dans leur offre. Par exemple, l’entreprise Nexity a consolidé en 2023 sa politique de régénération urbaine. Elle propose davantage de friches (industrielles ou commerciales) transformées habitations neuves, ou de bureaux transformés en logements et/ou mix-used.
Ces innovations de produit par un processus de diversification de l’offre des promoteurs accroissent la logique de personnalisation ; appréciée par les acquéreurs, et notamment les jeunes générations. Néanmoins, cela ne vient pas réduire les délais inhérents à la VEFA qui nourrissent en grande partie la crise de confiance.
Les deux autres formes d’innovation (de marché, et de procédé) peuvent-elles enrayer cette crise ?
Une innovation à renforcer : vendre du neuf achevé
L’innovation de marché pourrait apparaître pertinente de prime abord, mais ne semble pas possible au regard de la réalité du marché du neuf en France. Une innovation de procédé est séduisante : renoncer à la VEFA pour vendre des biens neufs achevés. Toutefois, la réussite de la démarche nécessite certaines conditions.
Il existe des promoteurs locaux qui pourraient se déployer sur d’autres marchés porteurs et nouveaux. Toutefois, le secteur de la promotion immobilière en France reste essentiellement structuré par de grands groupes. Ils ont un maillage territorial très fort et une grande variété de programmes. Ainsi, les possibilités d’innover en se déployant sur un marché peu ou pas exploité paraissent plus que minimes.
De plus, la crise actuelle du neuf a atteint une telle ampleur qu’elle touche pratiquement l’ensemble des segments du marché de la promotion immobilière ; même si des secteurs peuvent résister relativement mieux, comme l’immobilier de luxe ou le marché du littoral. Autrement dit, les promoteurs ne trouveront pas leur salut avec un marché de niche.
Une innovation de procédé pourrait aider à regagner la confiance des acquéreurs, et donc à redynamiser le marché du neuf. Il s’agit de ne plus recourir à la VEFA et de proposer des biens neufs totalement ou en grande partie achevés. Les promoteurs auraient alors une offre constituée de logements disponibles et déjà construits.
La pratique existe mais demeure très minoritaire, et mal perçue dans la profession. D’après l’observatoire du logement neuf Fil-Résidentiel, ce type de bien représentait 7 % de l’offre des promoteurs en 2024, contre 3 % en 2023. Cette présence de « stock dur » reste associée à un échec commercial des promoteurs. Pourtant, un tel procédé présente plusieurs avantages.
L’intérêt principal de cette innovation de procédé consiste à pouvoir libérer l’offre de logements neufs. En proposant un bien existant, cela rassure l’acquéreurs qui peut envisager une perspective d’installation à brève échéance et a l’assurance d’avoir un bien correspondant aux attentes. De plus, le bien neuf achevé permet une économie pour les deux parties.
L’acquéreur aura un logement aux normes récentes de qualité supérieure à de l’ancien, mais à un prix équivalent ou inférieur. Il fait des économies par rapport à une VEFA qui implique des frais importants (dépenses dans un autre logement le temps que la construction s’achève, etc.).
Pour le promoteur, vendre un logement déjà achevé représente des frais financiers initiaux élevés. Cependant, ils peuvent être rapidement compensés par diverses économies : pas de TMA (Travaux Modificatifs Acquéreur) ; pas de GFA ; moins de remises commerciales pour le lancement de l’opération ; moins de frais d’assurance (responsabilité, etc.) ; moins de dépenses de « personnalisation » du logement ; et moins de ressources humaines mobilisées par rapport aux VEFA.
Pour être pleinement efficace, cette innovation de procédé nécessite une implication de l’Etat, et dans une moindre mesure des banques. Il doit alors jouer un rôle d’impulsion en accordant aux promoteurs des facilités de financement pour investir dans ce type de programme, et avoir les moyens pour le démarrage des travaux. Un dispositif comme le PGE (Prêt Garanti par l’Etat), déployé lors de la pandémie de covid, est un exemple intéressant de sécurisation du financement des promoteurs.
Cette innovation de procédé implique aussi un changement d’état d’esprit des promoteurs, ainsi que des banques. Plus concrètement, il faudrait qu’ils réduisent une certaine aversion au risque. Toutefois, le risque paraît limité dans le cadre actuel d’une pénurie et d’une demande fortes de logements neufs. Cela semble même moins risqué qu’une vente sur plan, qu’une VEFA où le promoteur peut avoir des désistements, ou des invendus. Ce risque pourrait même être davantage réduit en s’engageant sur des programmes de promotion immobilière plus restreints. Il faut aussi souligner que les promoteurs ne prennent un « réel risque » financier que sur environ 66 % de l’opération, c’est-à-dire les biens libres à l’accession. En effet, environ un tiers des logements neufs rentre dans l’habitat social. Les bailleurs sociaux publics financent donc ces biens systématiquement.
La VEFA convient aux promoteurs dans les périodes de beau temps. Dans les moments de crises, de tempêtes, l’audace s’impose pour éviter de sombrer. La prise de risque et l’innovation doivent alors venir de tous les acteurs, notamment l’Etat, les banques et les promoteurs. La vente de biens neufs achevés, une innovation de procédé, peut donc être un cap stratégique plus que pertinent.