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La pleine propriété, un idéal qui n’est plus une fin en soi

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L’idéal d’une société de propriétaires se heurte aujourd’hui à une réalité économique difficile et à de nouvelles aspirations qui privilégient l’usage sur la possession. Fabrice Larceneux, chercheur au CNRS, nous éclaire sur cette révolution en cours, qui touche l’usage de la propriété.

photo : fabrice larceneux

Dès 2015, le fondateur de BlaBlaCar prédisait l’avènement d’une nouvelle société, une révolution de l’usage sur la propriété. Aujourd’hui, cette nouvelle manière de consommer s’est généralisée dans tous les secteurs de l’économie et a donné corps à ce que l’on appelle la « sharing economy ». L’économie du partage se fonde sur l’accès aux biens davantage que sur la volonté de les posséder.

Cette nouvelle vision défie le paradigme traditionnel ancré sur la prééminence de la propriété. Au 17e siècle, le philosophe John Locke avait jeté les bases de « l’individualisme propriétariste » et défendu le droit à la propriété privée pour chacun, ainsi que sa garantie par les autorités administratives en place. Au 18e siècle, c’est l’économiste Adam Smith qui précise comment la propriété privée, couplée à l’existence d’un marché et d’une concurrence saine, permet aux nations de prospérer et aux individus d’accéder au bonheur matériel.

Aujourd’hui, l’avènement des modèles alternatifs à la pleine propriété impose la juxtaposition de deux modèles de société : d’une part un monde traditionnel ancré dans la valorisation de l’avoir et de la pleine possession des biens, et d’autre part un nouveau monde embrassant l’utopie réaliste de la post-propriété, affirmant la puissance de l’être, de l’expérience et de la jouissance.

Consommer sans être propriétaire constitue souvent un mode de vie subi par la contrainte économique. Mais il peut aussi être motivé par la recherche d’un équilibre entre économie et écologie, et par la primauté de l’expérience vécue. C’est le cas devenu classique des plateformes entre particuliers de location de voitures, d’outils ou de biens immobiliers pour un usage restreint et une durée courte. De son côté, le propriétaire bénéficie des fruits de son capital, en ouvrant à l’utilisation de ses biens lorsqu’il ne les utilise pas.

À lire aussi : Ne pas être riche et accéder à la propriété : la fin d’un rêve ?

Une variété de nouveaux modèles hybrides

En réalité, entre la simple location et la pleine propriété, une multitude de modèles émerge. En immobilier surtout, la créativité est possible, notamment pour favoriser l’accession à la propriété. Idheal a recensé vingt mécanismes différents pour devenir propriétaire, par exemple via des SCI d’accession progressive à la propriété. Une location peut aussi aboutir à une accession grâce au leasing (Hestia, Sezame, etc.). Mais le temps n’est pas le seul levier : dissocier le bâti du terrain est aussi une option. C’est le principe du Bail Réel Solidaire pour les ménages modestes qui n’achètent que le logement et louent le terrain à un organisme foncier solidaire.

L’idée de dissociation de la propriété se retrouve aussi dans le démembrement. C’est le cas typique du viager classique : la personne âgée souhaite rester dans son logement et dégager des ressources pour mieux vivre. Elle vend la nue-propriété sous la forme d’un bouquet/rente et ne conserve que l’usufruit, le droit de l’habiter jusqu’à son décès. Des acteurs comme Renée Costes Viager constatent d’ailleurs que la nue-propriété versée en une seule fois attire des retraités qui souhaitent un capital immédiat. Ces transactions ont ainsi permis aux vendeurs de récupérer en moyenne un capital de 280 000 € en 2022.

À lire aussi : « Démembrement de propriété : le guide pratique pour les agents immobiliers »

De l’immobilier deux fois moins cher

Cette orientation sur l’usage, donc sur l’usufruit, offre de nombreuses possibilités : acquérir la jouissance totale d’un bien sans en subir les coûts revient à accéder à la propriété… de l’usufruit. Selon Révéa, cet achat correspond aux nouveaux désirs des « jeuniors », les jeunes séniors aisés de plus de 60 ans qui cherchent à vivre leur retraite prochaine dans un bien remarquable (villa en bord de mer, pied-à-terre en centre de métropole, etc.). Cette propriété de l’usage peut s’acquérir pour 50 % du prix de vente. Car la valeur de l’usufruit est calculée selon le barème Daubry, fonction de l’espérance de vie restante des acheteurs.

Ces jeunes séniors peuvent ainsi acquérir la jouissance de leur propriété, notamment en résidence secondaire, et ce jusqu’à leur décès. Les vendeurs, eux, n’ont ainsi plus à se soucier de trouver des locataires ou à craindre les risques d’impayés. Ils gardent la nue-propriété et récupèrent la pleine propriété au décès des usufruitiers.

À lire aussi : « Des millenials à la génération location », Fabrice Larceneux chercheur CNRS

Le lien plus que le bien

Ces exemples montrent bien que de nouveaux modèles orientés vers les usages s’inscrivent dans les capacités à découpler propriétés du bien, du terrain et de l’expérience. Ces tendances offrent aussi l’occasion de réinventer des manières de posséder et donc d’habiter.

Si la propriété désigne une situation de droit et un rapport objectif et formel, la possession renvoie davantage à un rapport subjectif, au lien psychologique qui existe entre l’individu et le bien. C’est un sentiment d’appropriation qui est en jeu. On peut s’approprier un lieu, un espace ou un logement alors même que l’on n’en est pas forcément pleinement propriétaire. L’attachement au logement est ce lien émotionnel qui unit la personne et son logement. Il se nourrit du fait de s’y sentir bien, de la capacité à exercer le contrôle de l’espace, de la liberté d’y construire son identité et de l’assurance d’en jouir tout au long de sa vie.
Ce sont ici quelques conditions du nouveau « bonheur immatériel ». Finalement, si la pleine propriété reste un idéal, elle ne constitue plus forcément l’expression ultime du désir.

À lire aussi : « Le confort, cet obscur objet du désir »

 

Sources :

Lewicka, Maria (2011) Place attachment: How far have we come in the last 40 years? Journal of Environmental Psychology. 31 (3): 207–230; Dabadie, I., & Robert-Demontrond, P. (2022). Ce qu’être propriétaire peut aussi vouloir dire : une étude socio-anthropologique sur le développement d’un rapport oublié aux objets. Recherche et Applications En Marketing, 37(1) : 8-36.

Fabrice Larceneux

Chercheur CNRS au centre de recherche DRM (Dauphine Recherche en Management), ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé d’Economie et Gestion, il est titulaire d’un doctorat en Sciences de Gestion de l’Université Paris Dauphine. Auteur de différentes publications scientifiques et de l’ouvrage Marketing de l’immobilier (Dunod), il assure des cours de marketing de l’immobilier à l’Université Paris-Dauphine.
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