Le secteur immobilier fait l’objet d’une attention particulière après les récentes publications sur son exposition au risque de blanchiment d’argent[1]. Dans une série de brèves dont cet article est le second numéro, Eric Percheron, spécialiste de la lutte anti blanchiment depuis de nombreuses années, nous résume comment identifier et réagir dans le respect des obligations légales face à ce risque.
Identifier les différents facteurs qui font d’un client un client à risque est une première étape nécessaire de cartographie des risques de blanchiment (donc d’une approche par les risques) qui permet d’identifier des situations dans lesquelles le professionnel doit mettre en œuvre des « diligences renforcées ». Attention, si le client ne présente pas les caractéristiques d’un client risqué, vous n’êtes pas pour autant exemptés de vos obligations de vigilance : celle-ci peut être allégée, mais doit toujours être exercée.
En outre, comme on le verra dans un prochain article, le risque de la relation d’affaire est une combinaison de risques client, opération, produit ou service et pays : une opération considérée comme risquée doit vous conduire à faire preuve d’une vigilance renforcée, même face à un client peu risqué.
1.Comment mesurer le risque client ?
Connaître son client c’est évidemment d’abord l’avoir identifié, lui ou ses bénéficiaires effectifs[2] : si cette identification n’est pas possible vous devez vous abstenir de nouer une relation d’affaire, ou y mettre fin. Une fois cette identification effective, la mesure du risque client nécessite qu’on maintienne une connaissance actualisée sur son compte : on parlera de Know Your Customer (KYC), ou « Connais ton client ».. C’est cette connaissance actualisée qui permet de juger le niveau de risque du client.
Un client / prospect peut être considéré risqué pour des motifs réglementaires :
S’il occupe une position qui fait de lui une « personne politiquement exposée (PPE)», qui est plus exposée au risque de corruption compte tenu des pouvoirs associés à son mandat. Pour la France les postes qui font d’une personne physique une PPE sont fixés par décret. Notons qu’un maire d’une ville même importante n’est pas PPE, alors qu’un sénateur maire est PPE (sénateur entre dans la liste des mandats de PPE). Enfin les « personnes proches » de PPE (famille, relations d’affaires) sont aussi considérées comme risquées.
S’il est ressortissant ou enregistré dans un Etat ou un territoire figurant sur les listes publiées par le GAFI ou par la Commission Européenne, sa législation ou ses pratiques faisant obstacle à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme[3].
A ces critères réglementaires il est raisonnable d’ajouter un client / prospect :
S’il figure sur les listes (principalement américaines, européennes et françaises) de personnes faisant l’objet de sanctions économiques, comme par exemple des personnes proches du pouvoir russe[4], des sociétés nord coréennes ou des terroristes.
S’il est ressortissant ou enregistré dans un Etat ou un territoire qui ne figure pas sur les listes GAFI ou Commission Européenne mais est néanmoins identifié comme risqué: les Iles Anglo Normandes, Malte, Chypre, les Iles Caymans… Ou tout autre pays ou territoire que vous considérez risqué.
S’il exerce son activité dans un secteur considéré à risque en matière de blanchiment d’argent : BTP, sécurité privée, nettoyage, conseil en investissements, cryptos, mais aussi CHR, véhicules d’occasion, téléphonie, ou les activités « tendance » comme l’ont été les vapoteuses, l’aquabiking et aujourd’hui le CBD.
Qu’il s’agisse des pays à risque ou des secteurs à risque, il appartient au professionnel d’intégrer dans les critères de risque les informations et lignes directrices communiquées par TRACFIN, le GAFI ou le COLB, et bien entendu les conclusions de sa propre analyse des risques, avec l’assistance éventuelle d’un spécialiste[5].
Et enfin la bonne correspondance entre la typologie du client/prospect et les caractéristiques (type de bien, prix) de l’opération est primordiale, afin de détecter le cas échéant un « homme de paille » agissant pour le compte d’un tiers. A cet égard, votre expérience vous permet d’identifier quel type de client/prospect ne correspond pas à tel type de transaction : trop jeune, des revenus ou un patrimoine qui ne correspondent pas à l’opération envisagée, intervenant visiblement pour une tierce personne, sans mandat formel, ou même des informations négatives obtenues en « googlisant » son identité… les « signaux faibles » d’alerte qui doivent vous conduire à faire preuve d’une vigilance renforcée sont nombreux.
2. Comment un client / prospect peut-il cacher son identité ?
Pour nombreux qu’ils soient, les critères de vigilance renforcée sont heureusement rares et n’impactent qu’une faible part des transactions.
Généralement le client/prospect, qu’on nomme alors un « bénéficiaire effectif », va tenter de dissimiler son identité derrière une cascade de sociétés, idéalement opaques, et encore plus idéalement situées dans un pays lui-même opaque : c’est là qu’on va trouver les trusts et montages juridiques du même type, localisés par exemple aux iles Vierges Britanniques, dans les comptes de la filiale locale d’une banque du Lichtenstein… Regardez l’énergie qu’il a fallu aux services de l’Etat pour retrouver les propriétés appartenant à des proches du pouvoir russe afin de les « geler » !
Pourtant même si les cas sont rares, le professionnel ne doit pas oublier que le Code Pénal est clair[6] : « Constitue (…) un blanchiment le fait d’apporter un concours à une opération de placement (….) dès lors que les conditions (…) ne peuvent avoir d’autre justification que de dissimuler l’origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus. »
Du coup, c’est la volonté de dissimuler son identité qui constitue un signal d’alerte supplémentaire !
« Quand c’est très compliqué, c’est trop compliqué ». Cette sentence n’est jamais aussi vraie qu’en matière de lutte anti blanchiment. Que le montage juridique soit compliqué pour cacher l’identité du client / prospect ou des bénéficiaires effectifs, ou qu’il ai été créé pour opacifier l’origine des fonds, c’est avant tout votre expertise métier qui constitue le meilleur rempart contre une tentative de blanchiment d’argent.
[2] Dans le cas d’un client / prospect personne morale, toute personne physique contrôlant directement ou indirectement 25 % ou plus des droits de vote ou détenant plus de 25% du capital est un bénéficiaire effectif.
[3] Article 9 de la directive (UE) 2015/849 et listes noire et grise du GAFI
[4] Des outils simples de vérification sur les listes officielles existent. Attention ces listes évoluent chaque jour.
Éric Percheron est chercheur associé à l’IRIS, spécialisé sur les questions de conformité dans le domaine financier, et de sécurité financière (lutte anti-blanchiment, analyse des flux internationaux et des risques pays) et intervient dans le cadre de l’Executive Master Compliance de l’Université de Paris Dauphine.
Il a passé plus de trente ans dans le monde de la banque en France, à la fois dans des fonctions opérationnelles, puis de conformité. Depuis plus de dix ans, il a développé une expertise en matière de sécurité financière et de conformité au sens large.
Ingénieur de formation (UTC), Éric est également diplômé de l’Institut technique de banque et du Centre d’études supérieures de banques et est certifié par l’organisme américain ACAMS (Association of Certified Anti Money Laundering Specialists) en matière de lutte anti-blanchiment, de mise en œuvre des sanctions financières et de lutte contre la corruption. Il est diplômé d’IRIS Sup’ en Géopolitique et prospective et d’un Master Droit-Économie-Gestion, parcours diplomatie et relations internationales de l’Université de Bretagne occidentale.