Le ministère de l’économie et sa direction générale des finances publiques ont annoncé la mise en place d’un site internet d’évaluation directe des biens immobiliers pour les contribuables, « Patrim Usagers ». L’objectif affiché consiste à éviter qu’un propriétaire sousestime son logement en vue d’une déclaration patrimoniale, pour le calcul de l’ISF notamment, et s’expose à une contestation de l’administration fiscale. Le système sera simple : un logiciel calculera le prix du logement en se fondant essentiellement sur le fichier des transactions réalisées, alimenté par les notaires, et détenu par la conservation des hypothèques.
Il faut dire sans ambages ni nuance que l’initiative est dangereuse, fondée sur une erreur intellectuelle profonde. Non, l’estimation d’un bien immobilier ne peut être faite par un logiciel, aussi sophistiqué soit-il. Non, la référence à des transactions proches dans le temps et dans l’espace n’est pas suffisante. La DGFIP (direction générale des finances publiques) semble ignorer la complexité attachée au logement, et quelques illustrations suffisent à éclairer le propos : sait-on qu’entre un 2e étage et un 5e, la valeur d’un même appartement peut varier de 50% ? Sait-on que le prix au mètre carré d’un logement, selon qu’il n’aura pas fait l’objet de travaux depuis 30 ans ou qu’il aura été modernisé et entretenu, peut varier du simple au triple ? Sait-on que la qualité et le standing général de l’immeuble et de ses parties communes peuvent réévaluer de moitié le prix d’un lot de copropriété ?
Bercy répondra que la base concernée intègre plus de cent critères, et que rien n’y est négligé. Il n’est pas ici question de nier la richesse de cette banque de données, mais de soutenir que le logiciel qui lui est attaché est incapable de pondérer les critères ni même d’apprécier leur pertinence pour un logement donné, encore moins de les mettre en équation. Bref, imaginer qu’un appartement puisse être en quelque sorte modélisé pour être évalué relève d’une vision de l’esprit.
Certes les experts et les agents immobiliers eux-mêmes ont recourt à des méthodes qu’ils croisent afin de vérifier la cohérence des résultats obtenues, ensuite ils les soumettent à des corrections, ils redressent, amendent, et ajoutent leur subjectivité à l’objectivité. A l’instar des médecins, qui ont été formés à l’analyse des symptômes, mais qui après tout, jugent en conscience. Leur logiciel intellectuel intègre, en particulier grâce à l’expérience, des milliers de paramètres, bien au-delà de la puissance d’une machine. Sans cela, on peut penser que leministère de la santé aurait tôt fait de supprimer les consultations au profit du diagnostic automatique ! Un bon mot en dit long, qui a cours dans la communauté des experts immobiliers : « Qu’est-ce qu’un bon expert ? » « C’est celui qui se trompe le moins. » La plaisanterie rend bien compte de la complexité.
Alors Bercy a-t-il seulement manqué de discernement, ou y a-t-il de la perversité dans cette initiative ? On admettra qu’en matière fiscale il advienne que les pouvoirs publics agissent avec un peu de malice…
En tout cas, le risque est clair : les estimations sorties du logiciel ne sont pas opposables, comme on dit en droit. Un contribuable pourra en arguer, mais pas s’en prévaloir pour se protéger. Par exemple, un critère majeur qui aurait échappé au logiciel, comme une vue à 360 degré, ou une piscine à usage privatif, ou encore des éléments historiques, serait de nature à justifier une majoration de la valeur, et donc un redressement fiscal incontestable ! En somme, Bercy ne s’engage pas…
En revanche, lorsqu’un expert immobilier est mandaté, il produit un document circonstancié.
Il engage sa responsabilité et souscrit une assurance professionnelle à cette seule fin. L’agent immobilier, s’il n’est pas expert, est un spécialiste du marché. Il saura intégrer et prendre en compte tous les paramètres essentiels afin de déterminer la valeur d’un bien lors de sa prise de mandat de vente.
Pour preuve supérieure que Bercy ne croit pas de bonne foi dans l’automatisation de l’estimation des biens, France Domaine, incarnation de l’Etat propriétaire, service du ministère du budget, n’use pas de cette façon de faire. Lorsqu’il s’agit de vendre les actifs de la France, Bercy recourt désormais à des expertises contradictoires privées ! Après quelques expériences malheureuses, et des estimations très contestables de propriétés de grande valeur – notamment assises sur le fichier de la conservation des hypothèques -, cédées à des prix inférieurs au marché, France Domaine a eu le réflexe louable de mandater des compagnies d’experts ayant pignon sur rue…
La question fiscale est assez sérieuse pour qu’on n’oriente pas les ménages vers des procédés approximatifs à hauts risques. Ne vaudrait-il pas mieux rendre obligatoire le recours à un expert professionnel, protecteur du contribuable, comme c’est le cas pour les investisseurs institutionnels. Les sociétés foncières cotées, les SCPI, les OPCI sont astreints par les autorités bancaires à la fourniture d’expertises régulières réalisées dans les règles de l’art.
A l’instar de ce qui se pratique déjà dans beaucoup de pays en Europe (Grande-Bretagne, Pays- Bas, Allemagne,….), le moment est venu pour le ministère de l’économie de travailler avec les experts immobiliers et de préconiser aux contribuables de s’en remettre à eux. Le bénéfice à en attendre est double, d’une part une actualisation des bases taxables, d’autre part une normalisation des relations entre administration fiscale et contribuables.
Et enfin cela permettra peut-être d’obtenir la reconnaissance du métier d’expert immobilier, exercé par des professionnels qualifiés, souvent sollicités… mais pas encore reconnus ! CQFD
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