Depuis le début de l’année, les nuages se sont accumulés sur des marchés immobiliers qui ne s’étaient pas encore totalement remis de la crise sanitaire et de ses conséquences économiques. Le déclenchement de la guerre en Ukraine est venu renforcer les inquiétudes et les angoisses des particuliers candidats à un achat immobilier et des professionnels, de ceux de la construction à ceux de la transaction, autant en raison des nouveaux déséquilibres économiques et financiers induits, que par le renforcement des facteurs de tensions préexistants : montée de l’inflation, craintes sur le pouvoir d’achat, ralentissement économique et remontée des taux d’intérêt, notamment.
Pourtant, les scénarios économiques récemment présentés par la Banque de France et sur lesquels la plupart des observateurs appuient leurs analyses ne sont pas fondamentalement pessimistes. Ils écartent d’ailleurs une des situations particulièrement dégradées que la BCE a tenu à présenter, afin de souligner les risques « majeurs » que la guerre en Ukraine pourrait faire peser sur l’économie européenne et sur la France.
Un début d’année sans enthousiasme
Beaucoup des fondamentaux des marchés immobiliers ont commencé l’année 2022 en mode dégradation.
Avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, la demande a eu à composer avec la plupart des grands déséquilibres économiques hérités ou non de la crise sanitaire : le renforcement de l’inflation et la dégradation du pouvoir d’achat, même si cette dernière n’est pas seulement imputable à la hausse des prix, résultant aussi des politiques salariales suivies durant les deux derniers quinquennat ; le resserrement de l’accès aux crédits immobiliers imposé par la Banque de France (les fameuses recommandations du HCSF) que les mesures dérogatoires prévues pour en limiter les conséquences dans le neuf ont perdu de leur efficacité depuis le début de l’année ; la détérioration du moral de ménages qui supportent de moins en moins bien les incertitudes nées de la crise de la Covid-19 et de ses multiples conséquences sanitaires et sociales.
Alors que dans le même temps, l’offre a eu à connaître de nombreux bouleversements : la forte hausse du prix du gasoil difficile à répercuter sur les donneurs d’ordre ; la flambée des prix des matériaux de construction et l’allongement de leurs délais de livraison, souvent sans possibilité de révision des devis ; la mise en place de la RE2020 dont les conséquences sur les coûts de la construction ont été estimées entre 7 % et 10 %, alors que d’autres contraintes réglementaires vont venir rajouter du déséquilibre aux déséquilibres (par exemple, l’augmentation du coût du recyclage des déchets ou celle des terrains constructibles induite par la loi Climat et résilience) ; les inquiétudes/incertitudes de la mise en place du nouveau DPE et son impact sur le fonctionnement du marché de l’ancien.
Et bien sûr, tout cela a eu des conséquences non négligeables sur l’activité des marchés. Alors que les taux des crédits immobiliers n’ont que faiblement augmenté entre décembre 2021 et février 2022 (3 points de base, d’après l’Observatoire Crédit Logement/CSA, pour s’établir à 1.09 % fin février), le nombre de compromis signés durant le 1er bimestre de l’année a reculé de plus de 15 % en glissement annuel (Baromètre LPI-SeLoger) et le nombre de maisons individuelles commercialisées par les constructeurs de l’ordre de 20 % (Markemétron). Et pourtant le début de l’année 2021 n’avait pas forcément fait montre d’un dynamisme excessif !
A la veille du déclenchement de la guerre en Ukraine, les marchés immobiliers affichaient donc, déjà, des signes d’affaiblissement.
Les conséquences économiques de la guerre
Un mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, le constat est celui de la montée des incertitudes et du renforcement des déséquilibres économiques et financiers. D’après la Directrice Générale de la BCE, les économies de la zone euro devront ainsi composer avec un choc d’offre (direct ou importé) marqué sur les principaux produits de base (alimentation, énergie et produits industriels), avec une pression supplémentaire sur les prix et, au total, un ralentissement de la croissance. Pourtant, l’économie de la zone euro devrait connaître une croissance encore robuste en 2022, avec un PIB en progression de 3.7 %, contre les 4.2 % attendus à la fin de l’année 2021. En revanche, la hausse des prix doit être fortement revue à la hausse, avec une prévision à 5.1 % (contre 3.2 % auparavant) en 2022. Mais d’après la BCE le choc de croissance pourrait être plus important en cas d’un rationnement du gaz russe imposé à la zone euro : un rationnement de 10 % entrainerait une contraction supplémentaire du PIB de 0,7 point en 2022 (au lieu du 0.5 % précédent) et en cas d’arrêt total de l’alimentation en gaz, l’impact sur la croissance serait de 3 points en 2022.
Dans ces conditions, l’économie française va traverser une zone de turbulences, non négligeables, mais encore délicate à précisément chiffrer tant la durée de la guerre est aujourd’hui incertaine, comme d’ailleurs son épilogue. Néanmoins la France qui est moins exposée que la plupart de ces partenaires européens aux conséquences directes d’une raréfaction et d’un renchérissement du prix du gaz en raison (notamment) de l’importance de son énergie nucléaire devrait souffrir d’une poussée inflationniste (un peu) moindre qu’ailleurs.
Suivant le scénario de base de la Banque de France présenté le 14 mars dernier, le choc d’activité serait négligeable sur la croissance économique en 2022 (un PIB à + 3.4 % contre + 3.6 % attendus à la fin de l’année 2021) et en 2023 (un PIB à + 2.0 % contre + 2.2 %), et dès 2024 la situation serait revenue à la « normale ». En revanche, le choc d’inflation serait sensible en 2022 (une hausse des prix de 3.7 % contre 2.5 %) : mais l’atterrissage de la hausse des prix se réaliserait progressivement dès 2023 (+ 1.9 % contre + 1.5 % attendu), avec un retour à la « normale » en 2024 (une inflation de 1.7 %).
En revanche, dans un scénario « dégradé », supposant des évolutions des prix du pétrole, du gaz et du blé nettement plus rapides et à l’image des tensions observées durant les 15 premiers jours de la guerre, le ralentissement de la croissance serait plus prononcé : dès 2022, le choc représenterait 0.8 point de PIB (+ 2.8 % contre + 3.6 % attendus à la fin de l’année 2021) et il persisterait avec la même intensité en 2023 et 2024. Le gros du choc resterait cependant celui de l’inflation : avec une augmentation des prix de 4.4 % en 2022, donc à un rythme inconnu depuis 1985, puisque au plus profond de la crise des « subprimes », en octobre 2008, l’inflation avait plafonnée à 3.4 %. Et le rythme de l’inflation resterait soutenu en 2023, pour ne repasser sous les 2 % qu’en 2024.
Le scénario de printemps habituel publié par la Société Générale le 22 mars prévoit pour la France une situation macroéconomique plus fortement impactée par la guerre, et d’ailleurs proche du scénario « dégradé » de la Banque de France : avec une progression du PIB de 2.7 % en 2022, puis une croissance molle les années suivantes (de l’ordre de + 1.5 % pour le PIB). Ce n’est bien sûr pas un choc d’activité aussi marqué que celui de la Covid sur l’économie française en 2020. Mais sa conséquence est forte sur le pouvoir d’achat des ménages qui stagne en 2022, pour ne se rétablir que très modérément à partir de 2023 ! Car si pour la Société Générale, le rythme de l’inflation serait comparable à celui qui est attendu par la Banque de France, il va nettement affecter le pouvoir d’achat, comme les ménages le craignent effectivement depuis l’automne 2021.
La dégradation des fondamentaux des marchés immobiliers
C’est probablement par le choc d’inflation que l’impact de la guerre sur l’économie française devrait être le plus important. Ses conséquences économiques et sociales devraient en effet être nombreuses : sur le pouvoir d’achat, donc sur les négociations salariales avec (très probablement) une dégradation du climat social une fois les élections passées ; sur le moral des ménages et donc sur leurs intentions de s’engager sur des achats importants ; sur l’évolution des taux des crédits immobiliers et donc sur leur capacités d’accès au crédit (des taux plus longs, donc mécaniquement des durées plus courtes, et au final une morsure du resserrement de l’accès au crédit décidée par la Banque de France plus douloureuse pour les emprunteurs) ; sur des prix des logements neufs en assez forte hausse ; sur une baisse supplémentaire du niveau de la construction (comme cela se constate déjà, sur les ventes des constructeurs de maisons individuelles) et un renforcement des pénuries de logements disponibles venant entretenir l’augmentation des prix des logements anciens …
Le scénario du la Banque de France annonce d’ailleurs un net renforcement des tensions sur le taux de l’OAT à 10 ans, en réponse à la montée des incertitudes qui affectent particulièrement les investisseurs et à l’amplification du rythme de l’inflation qui depuis janvier dernier bouleversent les prévisions concernant les évolutions des marchés financiers. Dans son scénario de décembre 2021, la Banque de France escomptait un taux de l’OAT à 10 ans à 0.10 % en 2022 (contre 0.01 % en 2020), puis à 0.20 % en 2023 et 0.40 % en 2024 : dans le scénario de mars 2022, le taux est relevé à 0.70 % en 2022, 0.90 % en 2023 et 1.00 % en 2024.
Pour autant, dans son scénario de décembre 2021, la Société Générale s’attendait déjà à un taux de l’OAT à 10 ans de 0.50 % en 2022, puis de 0.65 % en 2023 et 1.05 % en 2024. Dans son scénario de mars 2022, le taux a été nettement revu à la hausse : avec 1.10 % en 2022, puis 1.30 % en 2023 et 1.05 % en 2024. Ce dernier scénario de taux est évidemment plus « dur » pour l’économie et le secteur du logement en particulier que celui de la Banque de France : cela est habituel et, d’ailleurs, la plupart des établissements bancaires présentent en général des scénarii de taux moins « optimistes » que ceux de la Banque de France !
Suivant les scénarii bancaires de fin 2021, les taux des crédits immobiliers aux particuliers devaient évidemment s’accroître en 2022 : pour un taux moyen à 1.08 % en 2021 d’après l’Observatoire Crédit Logement/CSA (1.06 % en décembre), et sous l’hypothèse partagée d’un maintien des taux d’intervention de la BCE, le taux attendu en 2022 aurait dû augmenter de 20 à 25 points de base (pdb) pour s’établir autour de 1.30 % en 2022, les hausses de taux étant alors surtout attendues sur la seconde partie de l’année 2022, en même temps que le ralentissement de l’inflation. Le taux moyen aurait ainsi fini l’année entre 1.45 % et 1.50 %, revenant à son niveau du printemps 2018 pour ne plus s’élever que lentement en 2023 et 2024.
Avec l’augmentation supplémentaire des taux des emprunts d’Etat provoquée par l’accélération de l’inflation et la montée de l’incertitude, la hausse des taux des crédits immobiliers va évidemment être nettement plus forte et intervenir beaucoup plus tôt dans l’année. Pour un accroissement supplémentaire du taux de l’OAT à 10 ans de l’ordre de 60 pdb à partir de 2022 (Banque de France et Société Générale), le taux moyen des crédits immobiliers s’établirait entre 1.50 % et 1.55 % en 2022 : donc, sur un taux de l’ordre de 1.90 % en décembre 2022. Au-delà, le taux moyen progresserait encore de quelques pdb à l’horizon 2024, conduisant le taux des crédits immobiliers vers les 2.00 % en décembre 2024, soit à son niveau du début de l’année 2016 !
En attendant …
Le choc escompté sur les taux des crédits immobiliers est rude. Et il devrait peser lourdement sur l’activité des marchés immobiliers. Surtout si persistant dans sa stratégie de rationnement du crédit, la Banque de France ne desserrait pas l’étau qui a été mis en place. Ou si toujours convaincus que seule la rénovation énergétique permettra de loger les ménages, les pouvoirs publics ne revenaient pas sur les orientations de leur politique du logement qui ne font que se durcir, comme en témoigne la publication du décret du 18 mars relatif au Pinel des années 2023-2024.
Mais pour l’heure, il est encore un peu trop tôt pour chiffrer précisément les conséquences de tout cela sur l’activité des marchés immobiliers. Il faudra encore attendre quelques semaines pour y parvenir. Tout au plus voit-on bien que la demande a déjà commencé à (sur)réagir !