Les vendeurs constituent un acteur central et pourtant mal connu du jeu de l’achat-vente de logements. En particulier, ils jouent un rôle premier dans l’établissement des prix de mise en vente. Pour estimer leur logement, 85% ont recours à des références de prix.. Lesquelles utilisent-ils de manière privilégiée et par quel canal y accèdent-ils ? Qu’est-ce que leur consommation d’informations dit-elle du marché et de son évolution récente ? La réponse par Claire Juillard suite à l’enquête par questionnaires qu’elle a menée cette année avec Alexandre Coulondre auprès de vendeurs de logements[1].
Les informations sur les prix des logements, un marché en pleine extension sous l’effet du digital
85% des vendeurs de logements ont recours à des informations sur les prix des logements pour fixer leur propre prix d’offre. Ces informations ne manquent pas et forment un marché en pleine extension. On peut les décomposer en quatre catégories :
- l’estimation, qu’elle soit réalisée « à la main » par un professionnel de l’immobilier à partir de son expérience et de sa connaissance du terrain ou par un outil automatique utilisé par le professionnel ou par le vendeur lui-même sur Internet ;
- le prix des biens vendus, qu’il soit disponible auprès de professionnels, au moyen de cartes ou de listes de ventes interactives sur internet, ou encore sous la forme d’un affichage de biens vendus en agence ou en ligne ;
- le prix des biens en vente, disponible dans les annonces affichées en agence ou sur des portails internet dédiés ;
- le prix moyen ou médian au mètre carré à la commune ou au quartier généralement disponible sur Internet ou dans la presse spécialisée.
Les canaux possibles pour accéder aux informations sur les prix des logements sont également multiples et peuvent eux-mêmes se décomposer en quatre catégories :
- le canal physique des professionnels de l’immobilier (agents, mandataires, notaires) ;
- le canal digital, qui regroupe sites Internet et applications mobiles ;
- le canal physique de l’entourage ;
- le canal papier, fait de journaux et de magazines.
A l’heure de la digitalisation de l’immobilier, « le marché du logement a été reconfiguré comme un flux continu de données par le déploiement des plateformes numériques » (Migozzi 2020) et le canal digital constitue un démultiplicateur d’informations accessibles à tous gratuitement.
A ce jour d’abord, plus de soixante sites Internet et applications mettent à disposition gratuitement des références de prix en France. Ce vaste ensemble compte des portails d’annonces immobilières (leboncoin, SeLoger, Bien’Ici, etc.), des sites et applications spécialistes de l’information immobilière (meilleursagents, La Cote Immo, Bien Estimer, etc.), des services en ligne (les agences digitales par exemple), des médias (Le Figaro immobilier, BFM Immo, Capital, etc.), les portails du notariat (source historique de références de prix et de statistiques immobilières), des banques (BNP Paribas, Banque Populaire, Caisse d’Epargne) et le site d’Etalab (administration publique en charge de la mise en œuvre de l’ouverture de DVF depuis 2019, données de l’administration fiscale issues des actes authentiques de vente).
Ensuite, un nombre significatif de ces sites et applications d’immobilier mêlent tout ou partie des quatre catégories d’informations possibles sur les prix des logements (prix des biens en vente, prix des biens vendus, estimation de prix et prix moyen ou médian). L’effet démultiplicateur du canal digital s’en voit très significativement renforcé.
Une évolution récente tient à l’entrée de banques dans le paysage informationnel du grand public. Certains y voient le signal faible d’une nouvelle tendance à venir. Il est difficile d’en présager ici, faute d’éléments tangibles, mais ce signal méritera d’être suivi dans le temps, comme un facteur possible d’extension du marché en lien avec le marché du crédit immobilier et donc avec les enjeux spécifiques du financement des achats immobiliers.
Bien plus déterminante à ce stade, une seconde évolution récente tient à l’ouverture de DVF. En effet, la mise à disposition de tous de cette manne d’informations dans sa version brute a suscité le développement d’au moins une dizaine de nouvelles interfaces de consultations à destination du public. Le site AppDVF développé par Etalab est le premier. Il a marqué un tournant dans l’information aux particuliers, très nombreux à le consulter. La carte interactive développée et mise en service par MeilleursAgents dans la foulée de l’ouverture des données a offert la seconde interface de consultation, suivie par celle de SeLoger (Juillard 2020). Une grosse poignée d’applications dédiées ont vu le jour, bien plus confidentielles mais non moins significatives de la démultiplication de l’information immobilière sur le canal digital. Par ailleurs enfin, de nombreux sites et applications puisent dans DVF sans le mettre directement en avant mais en mélangeant cette source à d’autres données pour fournir par exemple des estimations automatiques en ligne.
Les sites et applications d’immobilier rencontrent un succès colossal. Pour preuve, ils enregistrent une vingtaine de millions de visiteurs uniques par mois. Selon les dernières données disponibles, leboncoin cumule à lui seul plus de 12 millions de visiteurs uniques par mois, loin devant le second de la hiérarchie, SeLoger avec environ 6,5 millions de visiteurs uniques[2]. Le score d’audience de leboncoin est de loin inégalé et l’était déjà lorsque la plateforme ne proposait pas encore d’outils d’estimation, ni d’autres références de prix que celles contenues dans les annonces immobilières. Il révèle un point important : le trafic sur les sites et applications d’immobilier est avant tout un trafic de consultation d’annonces. Premier site historiquement dédié à l’information immobilière, MeilleursAgents a lui-même accru son audience (et consolidé son modèle d’affaires) en donnant accès aux annonces de ses agences partenaires. L’information attire à elle et constitue même un appât pour capter les internautes et les redistribuer aux agences immobilières sous forme de prospects qualifiés. De fait, elle irrigue sur la toile 51% de l’ensemble des vendeurs, tel que leurs pratiques de documentation le révèlent.
Le maintien des professionnels en position centrale dans l’accès à l’information
Sans surprise, le recours à Internet apparaît majeur dans les pratiques de documentation des vendeurs sur le prix des logements. Cependant, le canal digital est rarement mobilisé seul et souvent combiné à d’autres canaux, à commencer par les professionnels. Dans les moments de recherche d’informations, il ne remplace donc pas le canal physique et s’offre plutôt en complément. La complémentarité du digital et du physique est d’ailleurs constitutionnelle du modèle de plateforme qui, central dans l’économie numérique, assure ici la mise en relation des particuliers et des professionnels. Les professionnels actionnent pleinement ce levier en publiant leurs annonces sur la toile. Ils ne se bornent d’ailleurs pas à utiliser les plateformes développées par les acteurs venus du numérique. Ils se tournent aussi vers les portails dédiés créés par leurs propres réseaux et instances de représentation. De manière plus générale, leurs pratiques et leurs outils mêmes campent de plus en plus souvent sur le phygital (Gardes 2019).
La complémentarité entre le digital et le physique ne s’illustre pas seulement dans le champ de l’information mais aussi sur le front de la transaction. La stabilité de la part de marché de l’intermédiation professionnelle depuis que l’immobilier a engagé son tournant numérique en constitue le principal signal (Vorms et Cusset 2016). Sur ce front, la bataille la plus déterminante à ce stade de la digitalisation du marché se joue plutôt sur d’autres terrains. Elle oppose classiquement l’intermédiation et la désintermédiation et de manière plus récente et plus forte, les agents immobiliers et les mandataires.
Autrement dit, la démultiplication et la démocratisation de l’information immobilière ont beau éroder leur rente informationnelle (Tucillo 1997), les professionnels continuent de jouer un rôle central dans l’accès à l’information. Ceux-là captent 65% des vendeurs en quête de références de prix, un record parmi les canaux d’accès à l’information Ils constituent leur première source de confiance, loin devant les acteurs du numérique, l’Etat et l’entourage, au coude à coude dans la hiérarchie. Aujourd’hui encore, la valeur fonctionnelle des intermédiaires immobiliers s’apprécie en regard de leur avantage informationnel (S. Levitt et C. Syverson 2008) et la première attente des vendeurs à l’encontre des agents immobiliers en particulier reste la détermination du prix de leur logement, devant la recherche d’acquéreurs et la négociation, le soutien logistique et juridique (Larceneux, Lefebvre, Simon 2014).
La relation de proximité des professionnels (aux vendeurs et/ou au marché local) constitue aussi un avantage concurrentiel. Elle explique à son tour la permanence du recours à l’entourage dans les pratiques de documentation des vendeurs. Ainsi, près de 40% des vendeurs se tournent vers leurs proches et voisins pour approcher les prix des biens dans leur secteur. L’ensemble décrit des pratiques composites, entre canal digital et physique, relations formelles et informelles, informations structurées (sous forme de data par exemple) et spontanées. Le marché du logement et de son information n’est apparemment pas près d’être disrupté. Il s’hybride mais reste assis sur ses fondamentaux.
La recherche d’informations sur les prix, un parcours extensif
Les pratiques de documentation des vendeurs rappelle leur opportunisme (Larceneux, Lefebvre, Simon 2014) et le caractère extensif de parcours de vente tendus vers le meilleur compromis possible (Bonneval 2012). La concurrence qui sévit sur le marché de l’information immobilière n’oppose pas seulement les différentes catégories de fournisseurs entre elles. Le digital et le physique, on vient de le voir, peuvent même tendre à se combiner et se compléter.
La concurrence sur le marché de l’information immobilière se joue également au sein de chaque catégorie de fournisseurs. Son terrain privilégié est le canal digital : près de 40% des vendeurs consultent à la fois plusieurs sites et application pour apprécier les prix des logements. La concurrence est également vive sur le canal physique : dans près de 25% quart des cas en particulier, les vendeurs mettent en compétition les professionnels sur la question des prix, du moins, ils mobilisent les différentes informations sur les prix qu’ils ont recueillies auprès de plusieurs d’entre eux pour converger vers une valeur par tâtonnement.
Les canaux d’accès à l’information recoupent en partie les canaux d’accès au marché et les vendeurs dispersent leurs recherches d’informations comme ils dispersent leurs recherches d’acquéreurs potentiels : plus de 45% des vendeurs qui ont recours à l’intermédiation sollicitent plusieurs professionnels pour mettre en vente leur logement. Sur le terrain de la désintermédiation, la tendance s’accentue encore, avec près de 60% des vendeurs qui décuplent le potentiel du canal de mise vente entre particuliers en multipliant les points de contact à partir de supports dédiés. Ceux-là sont d’ailleurs les plus gros consommateurs d’informations sur les prix sur Internet et assument leur choix de désintermédiation en s’adressant moins souvent que les autres aux professionnels pour se tenir informés sur les prix sur le marché.
La préférence des vendeurs pour les références individuelles de prix, le jeu de la comparaison
Les vendeurs de logements dispersent donc leurs recherches d’informations sur les prix des logements. Parmi les informations disponibles, leur préférence va, dans des proportions proches, pour les estimations (36% s’y réfèrent explicitement), les prix des biens vendus (dans 35% des cas) et les prix des biens en vente (dans 32% des cas). Ces trois catégories d’informations, contrairement aux prix moyens (ou médians) qui absorbent la diversité des logements dans un périmètre donné (ceux-là ne sont utilisés que dans 17% des cas), ont en commun de correspondre à des prix individuels et de renvoyer ainsi à des biens spécifiques. Leur place centrale dans le panier de références des vendeurs révèle le principal exercice auquel ils se prêtent pour fixer le prix de leur logement : la comparaison.
Les vendeurs ne comparent pas seulement des biens très hétérogènes par définition. Ils comparent leur prix. Ils ont tendance pour ce faire à combiner tout ou partie des catégories d’informations disponibles (des estimations avec des prix de biens vendus et/ou en vente par exemple) et rapprochent de ce fait des références de prix différentes par nature. En particulier, entre les valeurs déjà validées par le marché, une norme en matière de statistiques immobilières, et les valeurs proposées à la mise en vente, peu légitimes auprès des professionnels mais courantes auprès des particuliers, le décalage est au moins double et difficile à dépasser par l’interprétation : il est temporel et tient à la fois à la marge de négociation qui s’intercale entre prix d’offre et prix conclu. Le biais d’interprétation qui en découle est d’autant plus fort en période d’évolutions rapides, qu’elles soient haussières comme dans les marchés tendus, ou baissières dans les marchés plus sensibles aux effets de crise.
Quant aux estimations, elles ont bien vocation à tenir compte de la spécificité des biens et des tendances actualisées du marché mais leur opacité méthodologique est telle qu’il est difficile de les comparer avec toute autre catégorie de références de prix. Comparer les estimations entre elles n’est pas mince affaire non plus. Celles-ci peuvent aller jusqu’à former une fourchette de prix qui va du simple au double pour un même bien, laissant les plus gros consommateurs d’informations, faute de clés d’interprétation, face à un sentiment de discordance informationnelle.
Une histoire en cours
En mobilisant à leur guise une ou plusieurs catégories d’informations sur un ou plusieurs canaux et via un ou plusieurs fournisseurs, les vendeurs de logements affichent une grande hétérogénéité et une forme d’opportunisme dans leurs pratiques de documentation sur les marchés du logement. Cette tendance profite de la diversification à l’œuvre aujourd’hui dans le secteur de l’intermédiation de la donnée immobilière. Elle consacre le canal digital mais continue d’accorder la primeur au canal physique, à commencer par le professionnel. A l’heure où les pratiques s’hybrident, un enjeu commun à l’ensemble des acteurs demeure : accompagner les particuliers dans la compréhension du marché.
[1] L’auteure remercie Henry Buzy-Cazaux et Alexandre Coulondre pour leurs retours très utiles sur cet article.
[2] Internet Global, Médiamétrie-Netratings, octobre 2019.
Cet article est tiré d’une étude réalisée avec Alexandre Coulondre et le soutien financier du Groupe BPCE, de Crédit Logement, du LIFTI et du PUCA. L’étude s’appuie sur une enquête par questionnaires auprès de vendeurs de logements en France.
Coulondre A., Juillard C., Ce que la data fait au marché. Données immobilières, transparence des marchés et fixation des prix des logements en France, avec le soutien de Crédit Logement, Groupe BPCE, LIFTI, PUCA (juillet 2021).
L’étude est disponible auprès d’Alexandre Coulondre et de Claire Juillard
Les auteurs proposent de faire des présentations détaillées de leurs résultats en entreprise, ainsi que de réaliser des exploitations complémentaires sur mesure de l’enquête par questionnaires.
Bonneval L. (2012), « Évolutions du métier d’agent immobilier et marchés du logement », in Bergé M., Rougé L. (dir.), Être logés, se loger, habiter, Paris, L’Harmattan (Habitat et Société)
Boulay G., Blanke D., Casanova Enault L., Granié A. (2020), « Moving from Market Opacity to Methodological Opacity: Are Web Data Good Enough for French Property Market Monitoring? », The Professional Geographer
Gardes N. (2019), « Digitalisation du secteur immobilier : la proposition de valeur phygitale au cœur de la performance ». La Revue des Sciences de Gestion, 299-300 (5)
Juillard C. (2019a), Le tournant numérique des données immobilières : permanences et recompositions, Etude publiée par Iread avec le soutien d’Iread, du LIFTI, du PUCA et d’Urbanics: https://uploads.strikinglycdn.com/files/37cade11-94f9-41d6-b935-dcc186fbebfe/Le%20tournant%20num%C3%A9rique%20des%20donn%C3%A9es%20immobili%C3%A8res_CJuillard_mai%202019.pdf
Juillard C. (2020), « Produire des données de prix et de loyers à l’heure de la PropTech : quel rôle pour l’Etat ? », Working paper pour la Cities and Digital Technology Chair, Sciences Po, Paris, janvier 2020: https://www.sciencespo.fr/ecole-urbaine/sites/sciencespo.fr.ecole-urbaine/files/2020_01%20-%20Juillard%20copie.pdf
Kitchin R., Lauriault T. (2014). Towards critical data studies: Charting and unpacking data assemblages and their work. Lincoln: University of Nebraska Press
Larceneux F., Lefebvre T., Simon A. (2014), « La perspective des coûts de transaction perçus : une explication de l’intermédiation immobilière », Revue d’économie régionale et urbaine, 2014/3, octobre: https://www.cairn.info/revue-d-economie-regionale-et-urbaine-2014-3-page-499.html
Levitt S. et Syverson C. (2008), « Market distortions when agents are better informed : The value of information in real estate transactions », Review of Economics and Statistics, Vol. 90, n°4 : https://www.nber.org/system/files/working_papers/w11053/w11053.pdf
Migozzi J. (2020), Une ville à vendre : numérisation et financiarisation du marché du logement au Cap: stratification et ségrégation de la métropole émergente, Thèse de doctorat en géographie, Université Grenoble Alpes
Tuccillo J.-A. (1997), « Technology and the housing markets », Business Economics, 32
Vorms B., avec Cusset P-Y (2016), La Révolution numérique et le marché du logement. Nouveaux usages, nouveaux acteurs, nouveaux enjeux, Paris, France Stratégie : https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/rapport-logement-vorms-11-2016_0.pdf