La campagne n’a de charme que pour ceux qui ne sont pas obligés d’y habiter , disait Édouard Manet, le peintre du Déjeuner sur l’herbe, au XIXe siècle¹. De fait, si la ruralité est historiquement associée à l’agriculture et à une vie un peu rude, elle a aujourd’hui évolué vers une fonction principalement résidentielle. Attirés par les charmes de la campagne, des urbains y ont établi résidence secondaire pour profiter d’une vie «au naturel», notamment pendant les vacances. Mais la pandémie mondiale de Covid-19 vient briser cet équilibre. Avec les confinements successifs, des exodes urbains ont lieu hors du cadre temporel habituel. Pendant les deux mois du premier confinement, l’Insee a ainsi évalué à 1,4 million le nombre de personnes ayant quitté les grandes villes pour se confiner dans les zones rurales.
«Les urbains sont décrits comme étant « méprisants, irresponsables et envahisseurs » ; les ruraux, comme « xénophobes, étroits d’esprit, moralisateurs »…»
Un monde rural idyllique versus un enfer urbain
L’arrivée des urbains a été source de tensions avec les ruraux. Il a fallu « vivre ensemble » une période aussi inédite que troublée. La presse s’en est d’ailleurs largement fait l’écho. Pour mieux comprendre les registres sémantiques utilisés pour décrire ces «proximités forcées», nous avons étudié plus de 1 706 verbatim issus de 82 articles publiés sur Internet, ainsi que les commentaires des internautes. Le premier schéma narratif qui émerge est celui d’un « rural idyllique » : les journalistes rapportent les avantages perçus des paysages, de la nature, de l’espace («On souhaite avoir un environnement plus grand avec un jardin plutôt qu’un appartement»), mais aussi l’authenticité, l’alimentation locale et l’autosuffisance alimentaire. Cette peinture paradisiaque est mise en contraste avec un «enfer urbain», illustré par l’exiguïté des logements, le caractère bétonné de la vie en ville, la saleté et la proximité forcée, sources de contamination.
Si les journalistes mettent en scène l’opposition entre ville et campagne, les commentaires des lecteurs s’attaquent davantage aux individus. Les reproches les plus virulents se concentrent contre les urbains dont l’archétype est «le Parisien», qui se voit contesté le droit « d’être là », c’est-à-dire dans sa résidence secondaire et, plus largement, à la campagne. Les urbains sont décrits comme des êtres dominants et méprisants («Une attitude prétentieuse vis-à-vis de l’épidémie, genre « je suis au-dessus de ça »»), irresponsables et envahisseurs («Les Parisiens sont arrivés cette nuit en masse et, ce matin, en terrain conquis, ils ont vidé les rayons de la supérette»), et même décalés voire ridicules («Ils déambulent en groupe, en joggings fluos ou avec des vélos électriques», « La dernière fois qu’ils ont vu un oiseau, c’était en photo !»).
Plus prosaïquement, les médias pointent aussi la difficile gestion des territoires qui conduit à la représentation d’un «enfer rural», notamment du fait du manque d’infrastructures de santé, de commerces, de transports ou de numérique («Ils constateront que la 5G, ce n’est pas pour tout de suite, dans la mesure où la 3G n’existe qu’en haut du bourg»). Cet enfer rural est aussi relayé par des lecteurs qui dénoncent certaines attitudes des ruraux, dépeignant des individus xénophobes, étroits d’esprit, moralisateurs voire de mauvaise foi : «Les propriétaires du Cap Ferret faisaient moins la fine bouche pour vendre leurs cabanes à prix d’or ».
Créer des terrains d’entente
Mais ces deux populations sont-elles si opposées ? En réalité, la virulence de certains commentaires a conduit d’autres lecteurs, par réaction, à créer des terrains d’entente, cherchant à comprendre les motivations de chacun : la possibilité de bénéficier d’espace est par exemple considérée comme une raison légitime pour se confiner à la campagne : «Quand on quitte une ville où on se retrouve enfermé avec trois ou quatre enfants pour être confiné dans
une maison avec du terrain autour, on peut comprendre cet exil.». Et ce sont alors les visions caricaturales des urbains qui sont dénoncées : ce seraient en fait des gens respectueux et responsables («Ils ne vont pas se balader en forêt, ne serrent pas de mains et ne claquent pas de bises») et leur droit d’être en ruralité est rétabli lorsqu’il est reconnu qu’ils font vivre l’économie locale («Les résidents secondaires paient leurs impôts locaux»).
«Faire dialoguer des individus ayant des intérêts a priori divergents.»
L’agent immobilier, architecte des rencontres
Plus encore, l’existence même des catégories « urbain » et « rural » est remise en question, notamment par les individus appartenant aux deux mondes : dans quel groupe appartiennent les ruraux partis à la ville (les enfants faisant des études, etc.) ? Les urbains très présents en ruralité ? etc. Selon les critères retenus, on peut se retrouver dans l’un ou l’autre groupe. S’opère ainsi un effacement des catégories territoriales au profit d’un référentiel commun : toutes et tous sont appelés à s’unir pour lutter contre la pandémie.
Trois typologies de commentaires émergent alors, incarnant les notions de liberté, d’égalité et de fraternité. Les habitants, qu’ils soient ruraux ou urbains, seraient libres de choisir leur lieu de confinement : «Les Parisiens sont chez eux, car ils sont Français, autant que les autres. Ils ont bien le droit de choisir leur lieu de confinement, pourvu qu’ils respectent les règles.». Cette notion amène des commentaires sur le nécessaire esprit d’«égalité», marqué par l’empathie, voire une inversion des rôles : «Je me pose la question : si nous étions à Paris, avec la possibilité de nous éloigner de la capitale, comment réagirions-nous ? ». Enfin, cette compréhension mutuelle fait directement référence aux commentaires sur la solidarité : «Un minimum de savoir-vivre s’impose car tout le monde est concerné. Il faut raisonner collectif en ce moment et pas individualiste».
C’est la figure d’un citoyen libre et responsable qui semble faire consensus de part et d’autre. Ainsi, au-delà des oppositions simplistes, cette pandémie reflète surtout le besoin de faire dialoguer des habitants ayant des intérêts a priori divergents. Dépasser les conflits et rapprocher les points de vue, retrouver ce qui unit davantage que ce qui divise, n’est-ce pas une des qualités premières des agents immobiliers ? Et pourquoi ne seraient-ils pas les architectes de ces rencontres, acteurs à part entière du développement territorial de demain ?