Selon une étude réalisée par Logic-immo¹ s’accorder sur le prix avec le futur acquéreur constitue un frein majeur perçu par les vendeurs. Le prix visé par les acheteurs reste le plus souvent inférieur à celui proposé par les vendeurs. Ces éléments constituent un point de blocage dans la mesure où les vendeurs ne sont pas plus enclins que les acheteurs à faire des concessions sur le prix. Se pose dès lors la question du juste prix, celui pour lequel aucune des parties ne se sent lésée.
La nature hétérogène et complexe des biens immobilier conduit à l’inefficience du marché pour en déterminer le juste prix. Le prix est donc un prix négocié en ce sens qu’il nécessite un accord entre le vendeur et l’acquéreur pour que la transaction soit finalisée. Cet accord est problématique lorsqu’il existe un écart dans la perception de la valeur d’un bien. Cet écart appelé par les économistes effet de dotation traduit le fait que les gens demandent généralement plus pour renoncer aux biens qu’ils possèdent qu’ils ne seraient prêts à payer pour les acquérir s’ils ne les possédaient pas. Cette tendance à surestimer les biens que nous possédons crée des frictions dans les négociations 2.
Nous allons chercher à comprendre pourquoi il existe un écart de perception de la valeur d’un bien entre les acheteurs et les vendeurs, en quoi la crise sanitaire pourrait induire un accroissement de l’écart de la valeur perçue du bien entre acheteur et vendeur et enfin, comment il est possible de gérer cet écart.
Comment expliquer l’écart de perception de la valeur d’un bien entre acheteur et vendeur
Les explications classiques de l’effet de dotation reposent sur l’aversion aux pertes qu’éprouve un agent économique. La désutilité d’abandonner un objet étant plus grande que l’utilité associée à son acquisition, le coût de renoncer à un bien surpasserait le plaisir de l’acheter (aversion aux pertes3). Bien qu’intéressante, cette approche est insuffisante pour expliquer l’effet de dotation. L’introduction d’éléments de nature psychologique permettent d’enrichir la réflexion. Selon les psychologues, la réticence à l’abandon d’un bien résiderait moins dans le fait que celui-ci est coûteux que dans le fait que les personnes les associent à eux-mêmes, à leur identité 4. Ces auto-associations qui peuvent prendre la forme d’un attachement émotionnel au bien conduisent à percevoir la perte potentielle du bien comme une menace pour soi. Aussi séduisante cette explication soit-elle, une question demeure : celle des processus cognitifs et neuronaux sous-jacents. Par une analyse fine des effets psychologiques de la propriété sur nos processus cognitifs, les travaux de Morewedge et Giblin (2015) viennent combler cette lacune 5.
L’impact de la propriété sur notre processus cognitif
Selon ces auteurs, posséder une chose change notre façon de penser. En effet, nous avons tendance à accorder plus d’attention et à mieux nous souvenir des informations qui nous sont associées qu’à celles liées à d’autres personnes, lieux ou faits. Parce que nous rapportons ce que nous possédons à nous-mêmes, la possession peut agir comme un cadre cognitif, amplifiant notre attention et notre mémoire pour nos biens (biais de mémoire). Dès lors, si les propriétaires accordent plus d’attention et se souviennent mieux des caractéristiques des biens qu’ils possèdent, ces biens deviennent plus précieux pour le propriétaire que pour les non-propriétaires. Les écarts dans la valeur perçue du bien qui en découlent peuvent aboutir à l’échec de la négociation. S’il souhaite conclure la transaction, l’agent immobilier va devoir réduire les écarts dans la valeur perçue du bien.
Prix, effet de dotation et covid : une nouvelle donne ?
1 Un accroissement de l’écart de la valeur perçue
Le gel du marché immobilier suite à la crise sanitaire va sans aucun doute impacter les prix et les préférences des acteurs. Coté acheteurs, la baisse anticipée des prix les conduira à modifier leur prix de référence à la baisse. La négociation sur le prix risque d’être d’autant plus critique, car le prix de référence du vendeur restera celui estimé avant le covid. La théorie du prix de référence nous enseigne en effet que les acheteurs et les vendeurs retiennent les prix de référence qui leurs sont favorables. L’entente sur le prix sera problématique dans la mesure où l’acheteur risque de réduire sa volonté de payer si le prix est trop éloigné de la valeur qu’il anticipe et dans la mesure où le vendeur, non disposé à réaliser une mauvaise affaire, réduira de fait sa volonté de vendre. Les transactions risquent de se gripper un peu plus.
2 Nouvelles valeurs et bouleversement des règles sociales
La négociation devra considérer l’impact de la distanciation sociale et des transformations qu’elle aura opéré. La période de confinement remet en question de nos représentations, nos normes sociales et valeurs (recentrage sur les valeurs essentielles, en particulier familiales). Ne plus se serrer la main, conserver une distance de sécurité pour échanger, porter un masque de protection qui dissimule le visage change le cadre des interactions sociales. Notre socialité sera impactée par la règle de maintenir la distance et pourrait impacter l’ensemble des règles de conduite des situations professionnelles. Nombre sont les agences qui communiquent dès à présent sur leurs futures pratiques afin de pallier l’anxiété potentielle des clients. Ce changement de cadre pourrait ne pas être favorable à la mise en confiance nécessaire pour le bon déroulement du processus de négociation. Les recherches en psychologie sociale soulignent l’impact du contact physique sur nos comportements.
Comment réduire l’effet de dotation pour s’entendre sur le prix ?
Une tactique efficace consiste à attirer l’attention des acheteurs et des vendeurs sur les informations qu’ils ignorent6.
- Demandez aux acheteurs de réfléchir aux attributs « précieux » du bien qu’ils pourraient acquérir, cela les conduira à valoriser davantage le bien.
- Invitez les vendeurs à réfléchir aux projets qu’ils pourraient mettre en œuvre grâce à l’argent de la vente pourrait accroitre le coût d’opportunité de posséder le bien7.
Une autre tactique efficace est d’agir sur le prix de référence du client (i.e. normes de comparaison tirées de l’environnement externe ou récupérées de la mémoire que les gens utilisent pour évaluer le bien). Pour les vendeurs le prix de référence se réfère au prix auquel il a acheté son bien. Lorsque le marché est en baisse le vendeur a plus de mal à ajuster son prix de référence du fait de l’aversion aux pertes que lorsque celui est en hausse. Comment dès lors agir sur ce prix ?
- Rappelez aux vendeurs des alternatives moins chères comme le fait Stéphane Plaza en leur faisant visiter des biens similaires vendus moins cher que ce que le vendeur en demande.
- Présentez aux acheteurs qui demandent des prestations incohérentes avec leur budget, des alternatives qui détiennent les attributs effectivement recherchés mais vendus à un prix beaucoup plus cher que le budget. Cette technique est en mesure de leur faire prendre conscience de la déconnexion de leur demande.
- Pour les biens éloignés, pointez l’intérêt d’un jardin (avec un clin d’œil au confinement) ou les moindres inconvénients de la distance avec une démocratisation importante du télétravail attendu post covid.
- Proposez aux vendeurs un service d’enchères immobilières en ligne. Ces enchères pourront également faire prendre conscience au vendeur qu’au prix demandé il n’y a pas d’acheteurs. Ce dernier pourra ainsi réviser son prix de référence.
Une troisième tactique consiste à amener les acheteurs à imaginer posséder le bien. Ceci permettra de réduire l’écart de valeur perçue issue de l’effet de dotation.
- Storytellez la visite. Le storytelling du conseiller permettra au client de se projeter dans le bien. Prenez donc le temps de bien connaitre votre client, sa structure familiale, son style de vie, ses goûts pour pourvoir raconter autour du bien une histoire familiale. Vous créerez ainsi une expérience autour de la possession du bien qui lui permettra de donner du sens et en accroitra ainsi sa valeur.
- Proposez un homestaging virtuel. Le besoin de donner du sens à un projet nécessitant des représentations visuelles, la proposition d’un homestaging virtuel intégrant les meubles de son client et les modifications des travaux envisagés est également un levier qui facilitera la décision d’achat et l’acceptation du prix 8. Interagir avec le bien via un écran tactile (logiciel de home staging sur tablette) a le potentiel d’induire l’effet de dotation du bien en donnant l’impression que nous en sommes propriétaires. Il prend alors plus de valeur.
- Invitez les vendeurs à dépersonnaliser leur propriété. La dépersonnalisation du lieu conduit le vendeur à moins associer le bien à lui-même et facilite par ailleurs l’acheteur à mieux se projeter.
Peu importe la partie concernée (vendeur ou acheteur), l’effet de dotation peut entraîner des désaccords sur la valeur de ce qui est négocié. Être conscient de son influence et savoir comment la désamorcer peut vous aider à comprendre les différences de valeur perçue, à les réduire et à augmenter vos chances de parvenir à un accord plus satisfaisant pour toutes les personnes impliquées.
1 https://www.journaldelagence.com/1162735-observatoire-logic-immo-du-moral-immobilier-il-existe-aujourdhui-15-acheteur-pour-1-vendeur
2 « Prospect Theory : An Analysis of Decision Under Risk », D. Kahneman & A. Tversky, 1979. Econometrica, 47 : 263-291.
3 « Explanations of the endowment effect : an integrative review », C.K. Morewedge & C.E. Giblin, juin 2015. Trend in Cognitive Sciences, Vol. 19, Issue 6, pp. 339-348.
4 « The Endowment Effect : Rose-Tinted and Dark-Tinted Glasses », D. Nayakankuppam & H. Mishra, déc. 2005. Journal of Consumer Research, Vol. 32, Issue 3, pp. 390–395.
5 « Aspects of Endowment : A Query Theory of Value Construction », E.J. Johnson, G. Häubl & A. Keinan, 2007. Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory, and Cognition, 33(3), 461–474.
6 « Extended Self : Medial Rrefrontal Activity During Transient Association Of Self And Objects », K. Kim & M.K. Johnson, fév. 2012. Social Cognitive and Affective Neuroscience, Vol. 7, Issue 2, pp. 199–207.
7 « Why Buyers and Sellers Inherently Disagree on What Things Are Worth », C.K. Morewedge, mai 2016, Harvard Business Review.
8 « Tablets, touchscreens, and touchpads : How varying touch interfaces trigger psychological ownership and endowment », A. Brasel, J. Gips, (2014), Journal of Consumer Psychology, Vol. 24, Issue 2, pp. 226-233.