Le taux de l’OAT à 10 ans est récemment passé sous la barre des 0%. Pourquoi cette baisse ? Comment l’expliquer ?
Michel Mouillart : D’après les « Taux indicatifs des bons du Trésor et OAT » publiés chaque jour par la Banque de France, le 25 juin dernier, le taux de l’OAT à 10 ans a flirté avec une valeur négative (- 0.005 %). C’est la première fois depuis la création de cette série statistique, le 2 janvier 1987, que ce taux phare est passé sous le 0. Et dès le 26 juin, il était de nouveau positif (+ 0.017 %). Mais pour combien de temps encore ? Car il faut bien voir que le taux des bons du Trésor à 1 mois s’établissait ce même 25 juin à une valeur bien plus négative encore (- 0.585 %) : confirmant une situation qui perdure depuis août 2014 (après déjà un « court » épisode négatif durant l’automne 2012). Et qu’en fait, seul le taux de l’OAT à 30 ans reste positif et significatif, contre vents et marées (+ 0.929 % le 25 juin), même si les valeurs qu’on lui connaît depuis 2015 (de l’ordre de 1.5 % au plus, en moyenne mensuelle) n’ont plus rien à voir avec les 8.5 ou 9.0 % qu’il arborait en moyenne au début des années 90 !
En outre, les taux de l’OAT à 5 ans et à 10 ans sont inférieurs à l’inflation depuis le début de l’année 2017, comme il en a été d’ailleurs du taux de l’OAT à 30 ans en 2018. La situation qui s’est ouverte depuis plusieurs années déjà est en fait sans précédent, en remontant loin dans le temps, au moins depuis la fin des années 40.
En théorie économique, on explique qu’il existe une relation inverse entre le taux des obligations (d’Etat, puisque c’est de cela dont il s’agit) et leur taux d’intérêt. Si les taux sont (très) bas, c’est parce que la demande de ces titres est très forte : les liquidités dont disposent les investisseurs sont (sur) abondantes (le résultat de la politique monétaire suivie par la BCE, notamment), mais aussi parce que le niveau de l’épargne des ménages est « excessif » (avec des taux d’épargne particulièrement élevés). Et si en outre les taux sont négatifs, c’est en raison de la crainte que les agents économiques nourrissent quant à l’avenir, couplée à l’anticipation d’une inflation très faible, à l’avenir : ils préfèrent donc perdre un peu, mais avec la certitude de retrouver leur capital à l’issue de la période d’épargne ; et ils abandonnent du même coup tout projet d’investissement « plus risqué », échaudé par les crises récentes (celle de l’euro, puis la crise grecque). Puisqu’un taux négatif signifie que l’agent économique accepte de ne pas recevoir d’intérêt, et même de payer plus que le prix de l’obligation pour la détenir.
Emprunter à taux négatif, c’est une notion difficile à appréhender. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour l’Etat ? Et pour un particulier ?
Alors ce qui est bon aujourd’hui ne le restera peut-être pas à l’avenir. La dette publique de la France est en train de « tangenter » les 100 %, sans perspective véritable d’allègement. Mais comme les banques centrales, au premier rang desquelles la BCE, ne courront pas le risque de déstabiliser les Etats (imagine-t-on la BCE faire éclater la zone euro ?), il est probable que la période des taux négatifs constitue une formidable aubaine pour les Etats qui peuvent en bénéficier.
Maintenant, on ne connaîtra probablement pas de situations de taux d’emprunt négatif pour les ménages, en France et dans la plupart des pays de la zone euro. Mais attention, cela ne signifie pas que les ménages n’ont pas à connaître des situations de taux négatifs sur leur épargne : en France, la rémunération de l’épargne (au premier rang de laquelle le « trop » célèbre livret A) est moindre que l’inflation depuis 2017 et on dit alors que le taux d’intérêt réel est négatif. Comme d’ailleurs le taux d’intérêt réel des crédits immobiliers est négatif depuis le début de l’année 2018 …
En quoi cette situation va-t-elle impacter les taux crédits immobiliers ?
Michel Mouillart : Au-delà des taux d’emprunt de l’Etat négatifs, ce qui intéresse les crédits immobiliers, c’est l’affaiblissement général des taux constatée depuis 2015. Revenons sur le taux de l’OAT à 10 ans pour bien comprendre la « nouveauté » de la situation qui s’est créée au fil des mois. La Banque de France, comme d’ailleurs la plupart des grands établissements bancaires, publie chaque trimestre son scénario économique pour les mois (et les deux années) à venir. En décembre 2018, elle prévoyait que l’OAT à 10 ans serait en moyenne de 0.90 % en 2019, puis de 1.20 % en 2020. Sur cette base, des stratégies s’élaborent, des conseils aux ménages vont être dispensés dans les « fameux » suppléments immobiliers, … : en gros, comme l’OAT à 10 ans avait été de 0.78 % en 2018, le message était clair, hier était mieux que demain. Puis en mars, la Banque de France a revu son scénario : le taux de l’OAT a été révisé à la baisse (0.70 % en 2019 et 0.90 % en 2020) … et du coup tous les conseils aux emprunteurs ont dû être révisés. Et en juin dernier, le nouveau scénario de la Banque de France donnait 0.40 % pour l’OAT à 10 ans en 2019 et 0.50 % en 2020.
Alors bien sûr, les taux des crédits immobiliers vont être formidablement impactés par cela : là où en décembre 2018 on craignait une remontée prochaine des taux, on ne peut aujourd’hui que « prévoir » la poursuite de leur baisse d’ici la fin de l’année 2019 (1.29 % en mai dernier d’après Crédit Logement/CSA, au plus 1.20 % en septembre prochain …). Et leur maintien à très bas niveau en 2020. Et en la matière la prévision est délicate, puisque la Banque de France semble avoir renforcé sa « vigilance » à l’égard des taux bas, en publiant par exemple récemment ce qu’on appelle les seuils d’usure qui pour la première fois depuis plus de deux années ne baissent plus pour le trimestre en cours et ouvre la porte à une amélioration des marges bancaires …
Et voyons bien que derrière tout cela, notamment les révisions des scénarios, se dessine bien l’incertitude dont la faiblesse/la négativité des taux de l’OAT rend compte. Sans oublier que tous les établissements bancaires ont aussi été conduits à réviser sérieusement à la baisse leurs prévisions de taux.
Qu’est-ce que cela change pour les emprunteurs ?
Michel Mouillart : Pour les emprunteurs, la baisse des taux constitue bien sûr une bonne nouvelle que beaucoup s’empressent de présenter comme « la nouvelle » autour de laquelle sont construites les communications commerciales. Mais des taux bas ne sont pas suffisants par eux-mêmes pour permettre à la demande de s’exprimer.
En fait, alors que les taux d’intérêt baissaient, les taux d’apport personnel des emprunteurs ont diminué, descendant à des niveaux jamais observés par le passé : les établissements bancaires souhaitent ainsi répondre largement à la demande de ménages jeunes ou modestes, faiblement dotés en apport personnel, mais qui n’auraient pu sans cela réaliser leurs projets immobiliers, même aux conditions de crédit exceptionnelles qui leur sont proposées. Et dans les faits, cette dernière évolution est fondamentale : il est préférable pour le marché de bénéficier de meilleures conditions d’octroi que de taux bas !
Afin de souligner l’ampleur de l’assouplissement des conditions d’octroi constaté sur le marché de l’ancien, on peut rappeler que le taux d’apport personnel qui était en moyenne de 26.2 % entre 2005 et 2014 avaient déjà diminué pour descendre à 20.7 % durant les années 2015-2017, afin de permettre aux ménages jeunes et/ou modestes faiblement dotés en épargne préalable de réaliser leurs projets immobiliers dont la réalisation aurait sinon été contrariée par la hausse des prix de l’immobilier ancien. D’après l’Observatoire Crédit Logement/CSA, ils ont encore baissé fortement pour s’établir à 14.0 % récemment ! Un taux d’apport aussi faible est exceptionnel : et l’ouverture du marché des crédits à des catégories de ménages de plus en plus nombreuses qui en résulte est sans précédent.
Une telle évolution sans laquelle des taux bas n’auraient pas servi à grand-chose a été rendu possible par l’abondance des ressources (épargne des ménages, facilités obtenues auprès de la BCE) dont les établissements bancaires disposent : et comme les taux servis par la BCE aux banques qui viendraient y déposer leurs excédents de liquidités sont négatifs (les fameux taux directeurs), les banques ont avantage à prêter, donc à baisser les taux d’apport exigés, donc à ouvrir largement leur production vers des ménages qui n’auraient pas pu réaliser leurs projets immobiliers sans cela, …
Doit-on s’inquiéter de la constitution d’une bulle immobilière ? D’un dérapage des prix ?
Michel Mouillart : Bien sûr, alors que les prix baissent ou ralentissent dans la majorité des villes de France, on pourrait toujours s’interroger et craindre la formation d’une bulle immobilière : telle celle qui devait déjà éclater à plusieurs reprises par le passé, permettant aux prix de baisser de 15 %, voire de 25 % ou plus, sachant que sans cela (comme cela était encore expliqué fin 2017) le marché de l’ancien ne pourrait pas repartir …
S’il s’agit de trouver les raisons d’une nouvelle peur, pourquoi pas. Autrement, il n’y a guère de lien entre ce qui vient d’être expliqué pour les taux d’intérêt et cette peur. Comme en outre on peut constater que les prix ont baissé pendant de nombreux mois en même temps que les taux d’intérêt …
Quel va être l’impact de cette baisse sur le marché immobilier ?
Michel Mouillart : Voyons plutôt que la situation qui s’est ouverte conjugue trois conditions exceptionnelles hautement favorables à la bonne tenue/à l’expansion des marchés immobiliers : des taux d’intérêt qui baissent, des durées des prêts accordés qui s’allongent et des taux d’apport personnel exigés par les banques qui reculent.
Est-ce encore le moment d’investir dans l’immobilier ?
Michel Mouillart : Et donc, chacun conclura par lui-même …
Propos recueillis par Ariane Artinian