Les professionnels de l’immobilier constatent souvent que les estimations faites par les propriétaires vendeurs divergent assez fortement de celles des acheteurs : au premier abord, cela correspondrait à une stratégie rationnelle voulue pour récupérer le plus d’argent possible d’un côté et à payer le moins possible de l’autre, quitte à bloquer la négociation et ne pas faire la transaction. Pas si simple. Les travaux en psychologie économique ont démontré l’existence d’un mécanisme plus inconscient, appelé « effet de possession », qui permet d’expliquer les blocages lors d’une transaction : les individus demandent toujours plus pour renoncer à quelque chose qu’ils possèdent qu’ils ne seraient prêts à payer pour acquérir le même objet. Plus simplement, on valorise davantage un objet qui nous appartient, par le simple fait qu’il nous appartient : je possède cette maison, donc elle vaut cher.
« Je possède donc je suis »
Les chercheurs proposent deux explications pour mieux comprendre cet effet de possession, qui sont généralement confondues. La première est d’ordre économique : les individus s’attendent à ce que le sacrifice ressenti pour se séparer d’un objet est plus grand que le plaisir lié à son acquisition. C’est ce qu’on appelle « le syndrome de l’aversion aux pertes », inspiré de la théorie des prospects.
La deuxième explication est plus psychologique : les individus éprouvent des réticences à renoncer aux biens qu’ils possèdent parce qu’ils associent, consciemment ou non, les objets à eux-mêmes. Les habits, les bijoux, la voiture, la maison, etc., c’est un peu de moi. C’est ce que l’on appelle le syndrome du « soi-étendu ». Se séparer de cet objet, c’est se séparer d’une partie de soi. Laquelle de ces deux théories est la plus pertinente pour expliquer la survalorisation des biens par les vendeurs ? L’aversion aux pertes ou la dimension identitaire ? Ou les deux ? Les expériences montrent qu’un groupe d’individus « vendeurs », à qui l’on a donné un objet et demandé d’estimer un prix de vente, évaluaient cet objet beaucoup plus cher qu’un groupe d’individus « acheteurs » à qui on a demandé d’estimer un prix d’achat.
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Pour un vendeur, se séparer de son bien, c’est perdre un peu de son âme. »
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Mais les chercheurs Morewedge et al. (2009)* ont montré que les « acheteurs » sont prêts à payer la même somme que celle demandée par les « vendeurs » dès lors qu’ils possèdent un objet identique, démontrant ainsi que la dimension psychologique de l’attachement au bien avait davantage d’effet que la crainte de la perte pour expliquer la survalorisation de l’estimation. Plus encore, les chercheurs ont mis en scène des agents pour les acheteurs et des agents des vendeurs qui possédaient ou non un objet identique. Le prix de marché s’est révélé significativement supérieur pour tous les agents, dès lors que ceux-ci possédaient un objet identique à ceux qu’ils devaient négocier. Mais le prix était inférieur s’ils ne possédaient pas l’objet. En conséquence, pour les chercheurs, c’est davantage la dimension psychologique identitaire et l’attachement au bien, plutôt que la peur de perdre, qui provoquent la survalorisation des biens.
Redéfinir son identité avec un nouveau projet
Si « choisir c’est renoncer », comme disait Gide, « posséder c’est s’identifier », c’est-à-dire créer une relation entre l’objet et le soi. En vertu de cette association, des évaluations implicites de soi tendent à se transférer vers l’objet choisi. Ainsi, les vendeurs ont tendance à survaloriser les biens moins parce qu’ils les considèrent « à eux » que parce qu’ils les envisagent « comme eux » et que la vente signifie perdre un peu de son âme. Tout l’enjeu est donc de rassurer le vendeur, en lui expliquant qu’il perd moins une partie de son identité en vendant son bien qu’il ne gagne une opportunité de la redéfinir avec de nouveaux projets.
* Source : « Bad riddance or good rubbish ? Ownership and not loss aversion causes the endowment effect », Morewedge C K ; Shu L L ; Gilbert D T ; Wilson T D et al., Journal of Experimental Social Psychology, 2009, vol. 45, n° 4, p. 947-951.